Tribune : Petit Traité de toutes Vérités sur l'Existence
« Petit Traité de toutes Vérités sur l’Existence »
D’après Fred Vargas
Par Sylvie Espérance
Compagnie Lépok Epik
En ce 6 juin 2025, l’hiver nous frôle, nous enveloppe. Une pluie glacée nous enfièvre. Chacun est pressé de se réfugier dans cet antre du spectacle vivant qu’est le théâtre Lucet Langenier. Vivement qu’on se pelotonne dans l’obscurité d’un moment qui rassemble, qui réchauffe l’âme. Vivement qu’on accède à cet oubli de soi et qu’on se laisse happer par la lumière des planches et l’éclat du talent.
Sylvie Espérance est déjà sur scène, toute à sa préparation mentale. Quelques mouvements d’un taïchi alenti, un sourire aux lèvres, la voici qui s’approche, qui nous enlève au souvenir de ce soir frisquet : nous sommes prêts. Prêts à entendre, à déguster avec elle, ce Petit Traité de toutes Vérités sur l’Existence, emprunté à Fred Vargas, remanié en forme théâtrale.
Le plateau est comme surélevé d’une estrade blanche bordée d’orange, un espace délimité, précis, sur lequel la comédienne va par intermittences coller quelques bandes de scotch de cette couleur d’agrume, un sol géométrisé où elle dessine une sorte de parcours concret, comme le pendant d’une belle déambulation verbale. Un « traité », propose le titre. Oui. Un discours pseudo-rationnel qui (dé)raisonne à tout va, une faconde rondement menée, voilà comment nous allons avec la protagoniste aborder à la problématique de l’existence. Nous voici embarqués dans une « philosophade » jubilatoire.
Tout est contraste et antinomie dans cette conférence-confidence échevelée. La scénographie repose sur un système d’oppositions très élaboré : à hauteur de cintres, trois éclairages, trois spots en forme de corolles - deux en métal doré, la dernière en argenté élégant – diffusent une esthétique raffinée ; à même les planches, une poubelle, qui porte les stigmates de chocs antérieurs, renferme les secrets de la démonstration à laquelle nous sommes conviés.
Tout un bric-à-brac va être sorti de ce bac, comme une illustration de nos dysfonctionnements sociaux. Et d’établir une comparaison entre les vers de terre et nous. Et de fabriquer avec ses énormes gants rouges le mouvement de pinces d’un homard : à la différence de ce crustacé, l’Humain se définit par une fragilité qui l’oblige à sans cesse trouver des moyens et des solutions pour se pérenniser ; démuni, faible, « minable », il est condamné à évoluer. Le propos cible toutes les formes de pressions auxquelles l’Humanité est confrontée ; du fond de la poubelle sont extirpés en vrac des objets hétéroclites qui font de ce « traité » un assemblage foutraque : un paquet de lettres image la sollicitation ; un ramasse-poussière symbolise le reproche ; un gant de boxe implique la notion d’exigence. C’est totalement délirant, absolument logique et magnifiquement drôle. La salle ne s’y trompe pas : attentive, elle adhère à ce déroulement intello-farfelu dont l’enchaînement ne cesse de surprendre. Et les rires, légers, ténus pour ne pas en perdre une miette, roulent au fond des gorges.
A tout malheur son antidote. Sylvie Espérance, se gonflant les joues de friandises, signe une liste des « outils anti-pression » : citons la paresse ou encore l’égoïsme désinvolte. Plus le propos tend à se rapprocher de ce qui pourrait s’assimiler à un déroulement argumenté, plus les contrastes s’intensifient. Le mime conforte le concept par la ridiculisation. Et le langage se met de la partie : nous assistons à une sorte de collusion entre des phrases à tiroir qui s’étirent jusqu’à presque plus de souffle selon un lexique élevé et des échappées argotiques qui nous relient aux familiarités de notre quotidien. Ainsi entendra-t-on : « il faut la réveiller, qu’elle aille fouir de son pinceau l’opacité du réel » ; cette prose châtiée vient cohabiter avec : « Je vais vous torcher l’essentiel pour se démerder ».
Ce système antinomique s’élabore aussi lorsque la narratrice mêle une problématique intime à sa volonté de discours didactique. Sa sœur, « l’homme de sa vie », voilà autant d’interruptions, le cours magistral s’émiette en digressions rigolotes sur le ratage familial et amoureux. Plus encore, la parole s’efface de la scène : comme une diversion mais aussi comme des pointillés dans le déroulement de la représentation, la comédienne se tait, sort vers les coulisses ; instants de vide ? Ou temps d’intensité prégnante dans ce moment de théâtre très moderne où l’absence des comédiens serait alors comme la culmination du jeu ? Tout est poussé jusqu’à l’absurde. Les spectateurs entrent allègrement dans ce pari qui est un défi audacieux. Ca surprend, ça plaît. Bravo !
Ce silence de quelques secondes sur les planches, cette disparition momentanée où nous sommes livrés à notre solitude alors que le Théâtre est une sollicitation constante de l’esprit et de l’imagination, ce « blanc », agit comme un de ces moyens de pression définis au début de la pièce. Il s’agit là d’une forme scénique particulièrement originale où l’on manipule notre attente, notre curiosité et notre capacité d’adaptation. Nous avons été invités à nous soumettre à des interpellations (« mon gars », « Tantine », etc.), on nous a demandé d’accepter des données de jeu surprenantes, on a exigé de nous une patience sans négociation. Lorsqu’à la toute fin, Sylvie Espérance éteint elle-même sur le plateau les trois corolles qui l’illuminaient, c’est elle qui décide, c’est un ultimatum auquel nous répondons par des applaudissements nourris.
Nous avons assisté à une représentation extrêmement différente, délibérément décalée, autre. Le texte de Fred Vargas a été magnifié par une mise en scène remarquable. La Compagnie Lépok Epik a accompli un travail de recherche, presque d’exploration, comme la résolution d’une énigme, écrivant une page théâtrale novatrice qui fait mouche et qui, ce soir, a conquis la totalité des spectateurs.
Merci à Sylvie Espérance d’avoir fait ce choix risqué, magistralement mené à bien avec un talent de tous les instants. Ce fut un plaisir, à tous niveaux, d’avoir à être de ce public. C’est une grande joie de pouvoir saluer cette quête propre à notre île et qui va essaimer un beau théâtre de grande qualité du côté du festival d’Avignon.
Halima Grimal
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