Tribune : "Occident"
La Tribune des Tréteaux
« Occident »
De Rémi De Vos
Par la Compagnie : Un peu beaucoup etc.
Avec : Audrey Lévy et Olivier Corista
Mise en scène d’Isabelle Martinez
Lumières d’Alain Cadivel
Il y a déjà quelques années, une compagnie invitée, avec laquelle un bord de scène s’était instauré, a pris le temps de regarder le public et, d’un air approbateur, un comédien a exprimé ce que personne n’attendait : nous étions des « affamés » de théâtre. Les spectateurs saint-pierrois seraient donc, pendant les représentations, des bâtisseurs de silence attentif et d’écoute particulière. Cette curiosité qui nous habite a, ce vendredi 20 juin 2025, guidé nos pas vers le Centre Culturel Lucet Langenier ; cette démarche d’intérêt sans faille nous a fait apprécier et applaudir Occident de Rémi de Vos.
Or on peut ne pas aimer cette pièce. On peut se dire que les insultes échangées du début à la fin, avec de brèves tentatives de dialogue vite avorté, tout ce fatras de grossièreté à représenter un couple à la dérive au quotidien envenimé par l’alcoolisme, les faits divers relayés par la presse nous en donnent à satiété un aperçu régulier. On peut se dire qu’il est un lexique de réduction de l’autre à sa version prostituée peu compatible avec l’idée qu’on se fait du théâtre, si contemporain soit-il. Mais Alfred Jarry commence Ubu Roi par le très fameux « merdre » qui a fait florès : qui remettrait en cause le talent du maître de la Pataphysique ? On peut se dire que le trop est l’ennemi du beau. Oui. Tout cela. Mais il faut en convenir, nous avons adoré cette représentation. Que de contradictions. Jusqu’à établir un distinguo très précis entre un texte sans grande envergure et le formidable talent de la Compagnie Un peu beaucoup etc.
Tout est sublimé par une mise en scène particulièrement originale. Un lit, énorme, presque monstrueux, occupe l’espace, couvert de draps qui ont été blancs mais que l’on découvre souillés de taches de vin. Surélevé vers le fond de scène, il définit un espace privé et aussi une perspective. Il devient le ring de tous les affrontements entre Il et Elle. Elle s’y vautre, les pieds vers l’oreiller ; Il s’en approche, des insultes et des menaces plein la bouche ; ils y mangent des chips, elle s’y recoiffe et s’y remaquille d’un barbouillage de rouge à lèvres ; leur lieu de vie se définit ainsi ; tel un sanctuaire de violence et de dégradation. Il leur serait impossible de jouer ailleurs à être ce couple-là. Car ils « jouent », à se faire mal, à aller mal, dans une complaisance sadomasochiste infernale. Cercle vicieux : lorsqu’une lumière de réconciliation apparaît au bout du labyrinthe de leur soulographie, ils refluent vers la brutalité confortable sur laquelle ils ont construit leurs habitudes.
Leur rapport conjugal est réglé par des phrases récurrentes (« Où t’étais ? »), par des allusions, toujours les mêmes, aux deux bistros où Lui s’enivre avec un Arabe et des Yougoslaves. Le Palace et le Flandres. Le premier rassemble des épaves humaines ; s’y déversent tous les laissés pour compte de la société, tous les déclassés de l’immigration. Le second semble un rendez-vous de néonazis, un rade pour fascistes nouvelle génération. Toute la mise en scène évoque cette réduction mentale qui divise le monde en deux blocs. Lui rentre de ses beuveries à mobylette dans un insoutenable raffut et on voit le comédien tourner autour du lit dans une sorte de rodéo qui rétrécit encore l’espace de leur relation maritale. Il y a donc un au-delà, immuable, catégorisé par une globalisation raciste : un Arabe sans origine géographique définie ; des Yougoslaves issus d’un pays pourtant démantelé dans les années 90 ; comme une façon à chaque fois de simplifier et de niveler toutes les identités en un seul groupe humain. L’alcool les happe dans une vision absurde et non-datée du Monde, une sorte d’éternel présent où se pose une question, devenue pour eux absolument cruciale : Il n’a plus d’érection.
Leur lit les décrit. Son désordre : ils ne parviennent pas à le retaper. Son utilisation tous azimuts : ils se font des masques aveugles en fichant leur tête dans les taies d’oreiller et leurs ombres chinoises comme leur gesticulation les transforment en grotesques, en pantins, en gnomes sans cervelle, sans pensée cohérente. A un moment, Lui disparaît dans une fente centrale du matelas. Aspect beckettien de la scénographie, référence implicite, on pense à Oh les beaux Jours. Bravo ! C’est une trouvaille magnifique. On y reconnaît la signature authentique d’Isabelle Martinez : les deux personnages s’engluent dans un quotidien qui les dévore peu à peu, les enferme selon une auto-séquestration consentie.
Et toute la représentation est ponctuée de cette incroyable créativité. On regarde le jeu se construire dans la déconstruction des personnages. Elle, elle noue un drap et fabrique une marionnette sur laquelle passer ses nerfs, une caricature de son conjoint impuissant. Elle, elle fait de ce textile un lasso, un licou et, amazone dominatrice, elle étouffe et chevauche celui qui ne lui donne plus aucun plaisir.
La pièce repose donc sur très peu de données textuelles. Tout réside dans le talent des comédiens et dans la mise en valeur de leur immense prestation par des « arrêts sur image » : soudain tout se fige ; des intermèdes s’installent, comme un refrain, et même, à un moment, comme une chorégraphie du sommeil. Le temps s’alentit, la nuit les recouvre. Mais dans cette nuit qui interrompt leurs disputes et leur déballage vulgaire, les éclairages créent une atmosphère autre, une dimension de profondeur. Un spot blafard dans les cintres tombe en douche sur le chaos de leur existence ; des lumières dorées jaillies des coulisses modifient leur désordre en tableau intime ; un clignotement alterné de tous les projecteurs conjugués sur la scène fabrique une sorte de suspens qui enrichit l’action. Alain Cadivel depuis la régie illumine la grossièreté de la pièce, instaurant ainsi une « esthétique de l’horreur », projetant un art quasi-pictural sur des moments de respiration dramatique. Bravo !
On peut voir en ce texte de Rémi de Vos un propos sur le déclin de notre société individualiste et rivée à une irritante lamentation, bien loin des combats des siècles passés. Occident. « Il est mort le soleil ». Le titre cible la décadence, la déchéance, l’abrutissement de quiconque se laisse piéger par tout ce qu’un soi-disant progrès a mis à sa portée.
Ce que nous avons tous vu et ressenti en cette représentation, c’est la puissance du talent des deux comédiens. Audrey Lévy et Olivier Corista ont accompli une spectaculaire performance, de chaque instant, entrant avec une totale implication de jeu dans chaque dédale, chaque détail de ce texte contestable. Ils ont métamorphosé une pièce où les échecs sexuels comme les salissures de la cuvette des toilettes occupent beaucoup de place. Ils ont donné un immense et intense élan à tout ce prosaïsme. Bravo ! Encore et encore.
Il reste de cette représentation un vrai grand plaisir d’avoir pu être dans la salle. Des applaudissements nourris, des rappels, ont salué ce très beau moment de théâtre. Dira-t-on suffisamment la nécessité du spectacle vivant comme nourriture intellectuelle ? Comme alchimie de nos problématiques personnelles. Comme thérapie de nos petits désespoirs.
Halima Grimal
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